Arcinfo du 28 mars 2018, par Anabelle Bourquin
Multiple championne de ski, mère de trois enfants, elle lance aujourd’hui son entreprise. Sa cécité est son moteur.
Ses mains n’ont plus besoin de sonder l’obstacle. Elle entend l’invisible, elle touche l’indiscernable. Ses yeux sont à portée d’oreille et de mains. Woody, le chien guide, sait qu’il peut retourner s’assoupir dans son panier: sa maîtresse ne court aucun danger.
Natacha de Montmollin est aveugle après avoir été privée d’oxygène à la naissance. Ses grands yeux bleu clair ne distinguent pas même une ombre. «Je vois comme si vous deviez regarder avec vos pieds», image Natacha, dévalant trois marches d’escalier une bouilloire fumante dans les mains. Une banalité aux yeux du quidam, un véritable chemin de croix qu’il a fallu arpenter et arpenter encore, pour en faire aujourd’hui un banal trajet. Natacha de Montmollin connaît désormais sa maison par cœur et s’y déplace avec une aisance déconcertante, enchaînant un ballet de mouvement bien orchestré. Rien ne se gaspille, chaque millimètre compte. Car une mauvaise évaluation conduirait inévitablement au choc avec l’obstacle.
«Je me déplace beaucoup en me guidant de l’écho. Si un objet est près de moi, le retour du son est plus rapide et plus aigu. Je peux donc m’en écarter», explique Natacha de Montmollin en piochant sans hésitation un sachet de thé au jasmin dans une grande boîte remplie de saveurs diverses. «Comment je sais qu’il s’agit de thé au jasmin? C’est moi qui l’ai rangé là!», rigole-t-elle un brin moqueuse.
Mère de trois enfants
Voilà 44 ans que cette Boudrysanne se bat pour mener une vie normale. «Rien ne m’est impossible, c’est une simple question d’état d’esprit», lâche-t-elle dans un sourire timide. Son opiniâtreté lui a permis de décrocher un diplôme en informatique. Son courage a forcé les portes de la maternité. Mère de famille, elle élève en partie seule trois enfants de 15, 13 et 9 ans alors que le travail conduit son amour de Roland à s’absenter une partie de la semaine.
«J’ai tout entendu, y compris qu’on devait me stériliser. Les aveugles n’ont pas le droit d’avoir des enfants», ironise-t-elle entre deux rires. «Mon mari et moi avons toujours souhaité fonder une famille et ma cécité n’a jamais été un obstacle. Quand les enfants étaient bébés, je les épargnais du danger en écartant les objets menaçants de la maison. J’apprenais par cœur la configuration des places de jeu, je faisais en sorte de pouvoir les entendre constamment. Mes oreilles sont mes yeux.» Et d’ajouter: «Je n’ai rencontré qu’un seul problème, lorsque ma fille s’est cassé deux dents en tombant en trottinette. J’ai dû appeler les voisins pour qu’ils me décrivent la blessure. Je l’entendais pleurer et je la sentais debout, c’était l’essentiel.»
Autour d’elle, un smartphone et un ordinateur portable. Car la Neuchâteloise est une véritable geek. Les premiers outils technologiques, elle se les est offerts par la force des choses, pour ne plus devoir être dépendante de quelqu’un. Son téléphone lui lit messages et mails. Il répète le nom de la lettre sur laquelle elle appuie. Elle se lance dans une agile une démonstration. «Là je réponds à un Whatsapp.» Dont acte. Et le permis de conduire? «Dès que les voitures autonomes seront sur le marché», répond-elle du tac-au-tac.
Punie pour sa cécité
Depuis toujours, Natacha de Montmollin a refusé cette étiquette d’enfant handicapé que la société lui collait sur le front. Scolarisée dans une classe spécialisée à Lausanne, elle a préféré se battre pour rejoindre les bancs d’école traditionnels, avec l’aide des siens. Sa mère repassait les cartes de géographie à la colle blanche pour donner du relief aux pays. «Elle a fait 11 recours auprès du Tribunal fédéral pour que j’aie du matériel scolaire adapté. Elle les a tous remportés! Et je n’ai jamais redoublé une seule année d’école!»
Malgré la réussite, Natacha de Montmollin devra se battre contre une méchanceté aveuglante. «Un enseignant de gymnastique préférait me faire sauter à la corde pendant deux heures. Ou m’infliger des punitions en classe juste parce que j’étais aveugle. Un autre ne m’a pas adressé la parole pendant un an et demi.» Et que dire de cette enseignante de couture qui lui a fait rembourrer un coussin avec de la laine de verre? «Je suis rentrée à la maison les mains en sang. Ce jour-là j’ai compris que tout le monde ne pouvait pas passer outre ma différence. Que je devrais me battre pour me faire accepter. Je me suis mise au sport pour évacuer.» Car se plaindre signifie indéniablement retourner en milieu spécialisé. Hors de question.
Médaillée aux JO
Acharnée, Natacha de Montmollin se défonce dans le sport. Le tandem, le patin à roulettes, le ski. En chaise? Jamais! «Je suivais un guide qui me hurlait quand tourner à gauche ou à droite du piquet!» Ça la fait rire de raconter ces moments de vie. Probablement imagine-t-elle les visages incrédules de ses interlocuteurs. «En localisant précisément la voix de mon guide, en opérant les virages avec précision, j’ai pu devenir championne du monde de ski puis médaillée aux Jeux paralympiques d’Albertville.» Un air malicieux gagne son regard. Premier sacre en 87 et les titres qui s’enchaîneront pendant 9 ans, jusqu’à en faire l’une des athlètes les plus titrées de Suisse (réd: plus de 40 sacres). Son handicap est devenu l’atout de Natacha de Montmollin. À tel point qu’aujourd’hui, la Boudrysanne souhaite en faire son business. «J’ai monté une entreprise qui crée des événements dans le noir total. Repas, films, le but est de faire prendre conscience aux voyants qu’ils peuvent appréhender une personne ou un objet avec d’autres sens que la vue et être ainsi réceptifs différemment.»
Une invitation à voir le monde autrement, en somme.
Tiré du site arcinfo
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